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La Beauté à la rencontre de l’éducation

La rencontre avec un personnage est un exercice difficile, tous les comédiens le savent. Elle est constructive pour l’enfant parce qu’elle est une parabole de la relation humaine. « Le tout du comédien est de se donner. »
Élisabeth Toulet, qui a initié l’Académie Internationale de Théâtre pour Enfants apporte son témoignage, fort d’une longue expérience.

L’éducation artistique n’a pas seulement pour but de former de futurs artistes mais d’unifier la psyché de l’enfant : nous avons besoin de deux ailes pour voler, celle de la sensibilité, de l’imagination, de la poésie autant que celle de la raison, de l’analyse et du sens pratique. J’ai découvert sur le plateau la puissance de l’intuition, cette forme d’intelligence qui nous fait saisir le réel par un raccourci saisissant.

Je faisais mes premiers pas sur scène lorsque l’on m’a demandé d’exprimer l’orgueil. J’ai commencé l’improvisation en pensant : l’orgueil c’est prendre les gens de haut, alors j’ai redressé la tête, le dos… mais petit à petit, sans que je l’aie programmé et au fur à mesure que le sentiment de l’orgueil s’amplifiait en moi, j’ai senti mon corps s’affaisser jusqu’à me retrouver à quatre pattes sur la scène avec la sensation de peser une tonne. Une pensée m’a traversé l’esprit comme un éclair : voilà pourquoi on dit que l’orgueil est un « sentiment bas ». Mon corps avait compris avant ma tête.

Le tout du comédien est de se donner.

Jacques Copeau

Si tant de communautés éducatives au cours des siècles ont fait appel au théâtre, c’est qu’il est un formidable espace de don. Jacques Copeau disait : « Le tout du comédien est de se donner ». C’est vrai de tous les arts. Mais au théâtre le don se vit en direct : sur le plateau je suis en relation avec ceux avec qui je joue, avec le public et avec mon personnage.

Être vrai

C’est pourquoi nous ne demandons pas aux enfants de monter sur le plateau pour s’exprimer devant les autres mais pour exprimer quelque chose de vrai aux autres. La nuance est de taille. Au début la plupart des enfants font des mimiques, ils font semblant, ils jouent la comédie. Ils cherchent à imiter de l’extérieur la joie, la tristesse.

Ici, on ne se moque pas

Extrait de la règle du jeu de l’Académie Internationale de Théâtre pour Enfants

Nous leur demandons de chercher en eux le sentiment qu’ils vont exprimer car nous portons chacun en nous dès l’enfance toute la palette des sentiments humains, des plus sombres aux plus clairs. Cet apprentissage de l’expression authentique est ce qu’il y a de plus formateur au théâtre. Il ne peut se faire que sous des regards bienveillants : l’enfant qui se risque sur scène doit se sentir en confiance. Notre règle du jeu prend ici tout son sens : « Ici, on ne se moque pas. »

La rencontre avec un personnage est un exercice difficile, tous les comédiens le savent. Elle est constructive pour l’enfant parce qu’elle est une parabole de la relation humaine. Le personnage c’est un autre. « Même s’ils nous ressemblent un peu on n’est pas le personnage » disent les enfants, « on est le personnage sur la scène mais pas dans la vie ». Et cet autre résiste à toute volonté de conquête, il ne se laisse pas dominer par l’enfant, il lui échappe aussi longtemps que l’enfant ne lâche pas prise, qu’il cherche à le fabriquer mentalement.

Bérénice devait incarner Thétis dans l’Iliade et elle a eu beaucoup de mal à trouver Thétis. Après le spectacle elle m’a expliqué pourquoi : « Thétis elle est douce, c’est une mère, elle est sévère mais une pointe. Alors que moi je suis pas douce, je suis dure avec les autres. »
C’est à force de chercher Thétis que Bérénice a trouvé cette douceur en elle-même, cette tendresse qu’elle a effectivement exprimée durant le spectacle d’une façon magnifique.

Autre exemple : Jeff, chef de bande dans sa cité, avait demandé dans le même spectacle de jouer Pâris, l’amoureux de la belle Hélène. Mais ce n’était pas Pâris qu’on voyait sur scène c’était toujours Jeff qui reproduisait sur le plateau ses attitudes de petit caïd. Les formateurs ne s’y trompaient pas et le faisaient recommencer malgré ses découragements. Et puis un jour, en pleine improvisation Jeff s’est exclamé : « Ah non, là c’est pas Pâris qui joue, c’est moi, je recommence » et miracle – cela ressemble toujours à un miracle – Pâris est apparu sur la scène.

Chanter, ça demande du courage

Jeff, 10 ans


Que s’était-il passé pour lui ? Une chose m’a frappé dans ce qu’il m’a raconté de cette expérience : en évoquant le travail du chant qu’il avait fait pour la première fois à l’occasion de la création du spectacle, il a lâché une petite phrase : « Chanter ça demande du courage ». Le chant lui a fait découvrir un autre courage que celui qu’il prétendait vivre dans la cité. Et cette découverte l’a rendu plus vulnérable. Son personnage lui a permis de prendre de la distance avec le personnage qu’il s’était donné dans la cité.

Apprendre à voir la beauté


Ombeline a participé à l’Académie enfant ; à dix-sept ans, elle m’ écrit : « Merci de m’avoir appris à voir la beauté. » Et Romane, au même âge : « La beauté me permet de croire dans la vie, en moi, elle me permet d’espérer. Pourtant je trouve le monde dur. Traverser la violence, c’est croire aussi que derrière et après cette violence il y a la possibilité d’un autre monde. Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont conscience de la beauté. C’est cela être acteur de sa vie, c’est croire qu’exister ne suffit pas et que nous avons besoin d’une envie de vivre. Un coucher de soleil, cela me fait sentir vivante. C’est bien plus qu’exister. » Romane nous dit comme F. Cheng que

« La finalité de la beauté artistique est plus que plaisir esthétique : elle est de donner à vivre ».

Ombeline nous fait deviner que la beauté est un nouveau savoir à transmettre. Imaginons avec elles un monde dans lequel la beauté serait un critère de choix non seulement personnel mais collectif, où nos maisons, nos écoles, nos villes, nos hôpitaux et nos usines ne seraient plus seulement conçus de façon fonctionnelle, selon des impératifs rationnels et économiques, mais pour que la beauté y soit présente…

Elisabeth Toulet

Le théâtre, la musique, la peinture…. sont capables de transformer le présent et l’avenir d’un enfant. J’en fais l’expérience au sein de l’Académie internationale de Théâtre pour enfants depuis bientôt quarante ans. Pourtant je ne suis pas comédienne ni une artiste au sens où on l’entend généralement. Qu’est-ce donc qui m’a poussée à imaginer cette Académie qui n’a d’ailleurs rien d’académique ? C’est que j’ai vécu moi-même sur le plateau, comme comédienne amateur, une expérience fondatrice : mes premiers pas vers moi-même. Je crains que les tragédies qui accablent tant de personnes et de peuples et dont je suis pour l’instant préservée ne prennent pas fin de sitôt. Que puis-je faire pour vivre dans cette incertitude du futur ? Que puis-je faire pour améliorer le sort de tant de personnes qui souffrent ? Comme chaque enfant je porte un trésor en moi, celui qui m’est donné, pas un autre. Exprimer ce trésor comme on presse un fruit pour en faire couler le jus, l’exprimer complètement et gratuitement, voilà qui est à ma portée, que je peux offrir au monde et qui donne sens à l’existence. Cette espérance sans prix, je sais que l’expression théâtrale peut la transmettre aux enfants.

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