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Quand le quotidien devient symbole

Marie-Claire Grasset a fondé un lieu d’accueil artistique s’adressant particulièrement à des personnes en situation de fragilité. Pour ces personnes qui, de par leur handicap, leur fragilité, leur histoire … vivent tout au long de l’année, dans des foyers, des institutions…, vivre au contact de la terre, des éléments, des autres, est fondamental. Alors elles font l’expérience de vivre simplement les choses simples et retrouvent la saveur de l’instant présent, sans autre finalité que d’être là. C’est dans ce silence et cette simplicité que vient s’enraciner tout acte de création authentique, de symbolisation, parce que la vie est là, qu’elle n’aspire à rien d’autre qu’à se communiquer.

Je suis dans l’avion qui me conduit à Montréal. Je vais participer à un congrès « La Beauté,
une alternative au mythe du progrès » (1). Mes voisins sont devant leur écran et mon regard
est vite happé par les images qui défilent, insonores, sans que je puisse en saisir le sens, me
donnant l’impression d’un déroulement fragmenté, séquencé, non relié. Je me prépare dans
cet espace temps particulier, entre terre et ciel, à écrire cet article pour la revue « Souffle ».
Abécédaire du vivant…. Comment décliner la vie ? Comment revenir aux fondamentaux, à la
source, à cet unique essentiel ?

« Il y en a qui n’ont plus senti de terre sous leurs pieds depuis qui sait combien. »

Jean Giono

Se mélangent alors dans mon esprit cette méditation de Jean Giono dans Les vraies
richesses
(2), son interrogation devant les citadins parisiens déformés par leur mode de vie :
« Il y en a qui n’ont plus senti de terre sous leurs pieds depuis qui sait combien ! » et la
sagesse amérindienne dans laquelle je me suis replongée pour me préparer à ce congrès :
« La plupart des gens ne sentent jamais la terre sous leurs pieds, ne voient pas pousser les
plantes autrement qu’en pots, et leur regard ne se porte pas au-delà des lumières de la ville,
pour saisir le charme d’un ciel de nuit parsemé d’étoiles » (3).

Vivre simplement les choses simples

Tout cela résonne d’autant plus en moi que je viens, pendant dix jours, de diriger un séjour
adapté, au Domaine de Mestré Gouny, belle propriété agricole, aux portes de Toulouse où
commence l’aventure de fondation d’un lieu d’accueil. Le pari de ce temps de vacances,
réunissant principalement des personnes qui, de par leur handicap, leur fragilité, leur
histoire … vivent tout au long de l’année, dans des foyers, des institutions…, consistait
justement à leur donner l’occasion de faire l’expérience de cette « reliance » nécessaire à la
terre, aux éléments ; à vivre simplement les choses simples ; à retrouver le plaisir des actes de
la vie quotidienne, la saveur de l’instant présent, sans autre finalité que d’être là. Cela n’a l’air
de rien, peut sembler d’une banalité déconcertante, si banal qu’il paraît superflu de s’y
attarder. Cependant quand je revois le visage de Monique exprimant sa joie d’avoir pu pour
une fois cuisiner elle-même et pour d’autres, où celle de Cécile d’avoir découvert qu’il était
possible de cueillir les légumes et de les manger, de Marc d’avoir dégagé les arbres des lierres
qui les étouffaient, de Bastien d’avoir dessiné de nouvelles plates-bandes dans le jardin
potager, confiant le menton sur sa bêche : « J’ai réfléchi à ma voie. Je l’ai trouvée. C’est la
simplicité. Vivre simplement. Prendre la vie comme elle vient », je me dis que ce quotidien est
digne d’une attention particulière, qu’il contient même une vertu à cultiver, qu’il est une porte
précieuse pour décliner la vie dans toutes ces composantes. Peut-être parce que, comme le
vivait Jung à Bollingen : « Ces travaux simples rendent l’homme simple. Il est si difficile
d’être simple ! » (4) et plus encore quand la psyché fait ressentir ses ombres et complexités.

« J’ai l’impression que ma colonne vertébrale s’est redressée. »

Amandine

Me reviennent également les quelques mots donnés par Amandine, en lançant un dernier
regard vers le jardin potager, un peu comme un secret du cœur, livré à la volée avant le départ :
« Le travail du jardin, ce séjour m’ont recentrée. J’ai l’impression que ma colonne vertébrale
s’est redressée ». Les pieds dans la terre, attachant avec soin et minutie les plants de tomates,
elle avait découvert une nouvelle position et pouvait aller avec confiance vers sa destination.

La puissance symbolique des mots

Ma pensée s’attarde maintenant sur le travail des ateliers d’écriture animés pendant l’année. Je
revois défiler les lettres de l’alphabet que nous avons pris le temps de redécouvrir, une à une
comme une énigme à déchiffrer, comme un signe hérité des temps. En jouant avec ces vingt-six
lettres, en prenant le temps de les recevoir comme pour la première fois, nous avons pu y
retrouver, chacun à notre manière, leur puissance symbolique. Elles nous ont introduits dans
un voyage où nous avons puisé la vie, le souffle, le verbe. Elles nous ont plongés dans le très
lointain et le très proche, dans l’insaisissable et le saisissant, instaurant un mouvement
intérieur qui renvoie à l’ailleurs et nous ramène au-dedans, au « Je ». « Il n’y a de
connaissance de nos profondeurs que symbolique. » dit Eloi Leclerc.

En faisant mémoire de ces moments, de ces visages, de ces paroles, l’intuition qui est à
l’origine de la fondation de Mestré Gouny se renforce, devient en moi de plus en plus
concrète. Je redécouvre avec émerveillement qu’il est effectivement des conditions qui nous
fertilisent, qui nous font grandir en humanité, qui nous permettent de prendre pied dans
l’existence et de construire avec audace, pas à pas, notre destinée. Art de la présence, jeu de la
relation où, ensemble et personnellement, il nous est donné de nous éprouver plus grand, plus
large que tout ce qu’il est possible d’imaginer. C’est dans ce silence et cette simplicité que
vient s’enraciner tout acte de création authentique, de symbolisation, parce que la vie est là,
qu’elle n’aspire à rien d’autre qu’à se communiquer.

Faire de tout acte quotidien un rite sacré et vivant

Faire de tout acte quotidien un rite, un rite sacré et vivant, qui recrée le monde pour le mener
vers son accomplissement, pénétrer toujours plus avant dans cette dimension symbolique qui
fonde notre être, habitat premier de l’homme, qui le délivre du chaos, de la dissociation
destructrice là est probablement l’enjeu de notre pratique. Je rejoins par là, Maurice Bellet,
dans ces belles pages sur la réouverture symbolique, où il dépeint l’espace symbolique
comme le « lien du corps et de l’âme, du masculin et du féminin, du « je » et de tous, de
l’homme et de l’univers, de la Terre et du Ciel » (…) On classe « ce symbolique »-là dans le
marginal ou l’accessoire. (…) Or il s’agit de l’essentiel, des premières nécessités proprement
humaines. La nourriture par exemple, déliée de tout lieu symbolique, devient in-mangeable ».


(1) 8ème congrès international « Et si la Beauté pouvait sauver le monde ? » qui rassemble des hommes et des femmes partageant la même conviction : le beau agit en profondeur, il redonne à l’homme dignité et espérance.
(site congres-beaute.org)
(2) p 39 – Jean Giono – Les vraies richesses – Editions Rombaldi – 1977
(3) p 29 – Taganda Mani – extrait de Pieds nus sur la terre sacrée – Textes rassemblés par T.C McLuhan-Photos de Curtis- Ed Denoël
(4) p 263- C.G Jung – Ma Vie, souvenirs, rêves et pensées. Recueillis et publiés par Aniéla Jaffé (1961), traduit de l’allemand par Roland Cohen et Yves le Lay – Gallimard 19966

(5) p73 – p 74 – La quatrième Hypothèse – Ed Desclée de Brouwer – 1970

Marie-Claire GRASSET

Marie-Claire Grasset a suivi une formation de psychologue clinicienne qui l'a convaincue que la beauté demeurait au cœur de toute personne et ne demandait qu'à être révélée, déployée. Elle a fondé en 2001 l’association Domino qu’elle préside. Cette association, implantée dans la région de Toulouse, a comme vocation de révéler à toute personne qu’elle est créatrice et que sa vie peut être une œuvre d’art, et que chacun a un rôle unique à jouer. Domino fonde actuellement au Domaine de Mestré Gouny un centre d’accueil, une « Hospitalité de la beauté » unissant vie quotidienne, travail artistique et agroécologie

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