Martine Bely, artiste au Chili, anime des ateliers pour enfants issus de milieux précaires, en quête d’humanité, de beauté et de sens. Elle décrit la création artistique comme un acte vital de résistance, de soin et de lien. Chaque atelier devient un jardin d’expression où douleurs et espérances se métamorphosent en œuvres vivantes. L’art y révèle la vulnérabilité comme source de lumière et d’élan. Cultiver, c’est résister, créer, aimer, et croire malgré tout en l’humain.
Cultiver un petit jardin de fleurs « sauvages » suppose de croire, un peu comme le dit A. Camus car :
“ Il y a très peu d’hommes qui ont le goût véritable de la paix, il y a très peu d’hommes qui ont le sens de l’art et de l’amour par exemple. Ce ne sont pas ces hommes-là qui font l’histoire, ce sont les autres, ceux qui ne savent rien ou presque et qui tâtonnent dans les ténèbres pleins de bonne volonté et de fascination.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’ajouter à la création le plus que nous le pouvons pendant que d’autres travaillent à la destruction. Dans ce combat apparemment inégal, ce sont les forces de création qui triomphent toujours car il y a toujours un reste même des ruines, même de la poussière tandis qu’on crée toujours quelque chose. Alors mes amis, courage et travaillons, l’honneur dans ce monde moderne est de se taire et de créer » Albert Camus
ACTE 1 l’humanité
Ces « autres qui semblent ne rien savoir » c’est moi, c’est nous et les personnes qui participent de divers ateliers de création, proposés dans un contexte de précarités économiques, familiales et de travail. Ce sont entre autres les enfants blessés d’une manière ou d’une autre par la vie (enfants migrants sans foyer stable, sans maison propre, enfants de contextes violents, parfois désabusés, angoissés des lendemains, ayant faim…. etc…). Le réel de la majorité de ces personnes est une somme de tragédies quotidiennes, bien concrètes, qui nous met devant une humanité vulnérable mais aussi et surtout capable de créer et recréer…. La passion pour jardiner cette terre en friche côtoie une espérance intangible et sans raison, celle de croire en soi et en l’autre, elle se nourrit d’une quête inlassable d’humanité et de beauté et accepte douloureusement la déchirure.
Peu de personnes combattent avec les « forces de la création ». Il s’agit pourtant d’un combat où ces forces sont la seule manière de retourner la terre avec son humus enfoui. Savoir qu’il est là donne du courage et une toute petite pousse qui germe est une joie qui libère un potentiel créateur inespéré inspirant la marche à suivre. La création appelle la création, c’est un mouvement incessant de labour.
L’acte vital de « cultiver » nous humanise parce qu’il nous met en relation avec nous-mêmes, avec l’autre, les autres, la nature…. Sans culture il n’y a pas de possible vie humaine, peut être une vie animale où chacun se défend de tout et de tous. Comme il s’agit de cultiver une terre violentée, désœuvrée, enragée même, la première condition de ce jardinage est d’embrasser le réel dans toutes ses dimensions, jusque dans ses abîmes.
ACTE 2 l’atelier
A partir de ce moment-là, il s’agit d’être en alerte intérieure pour orienter les énergies dispersées de tel ou tel enfant ou jeune et prendre les outils qui sculptent, taillent, plantent, cueillent, rassemblent, colorent, écrivent, etc… . Pas de pause dans ces moments de grand retournement sinon le chaos revient vite et nous engloutit. Le mouvement est permanent. Tout tient à un fil. C’est Aymé, Francisca ou Mateo qui peuvent á tout moment, exploser ou ouvrir les bras….
La scène et les contes, la peinture, la musique, la cuisine, le potager, le chant etc… tout ce qui remue les corps, les esprits et les cœurs sont les espaces de la pratique de la création et de l’art primitif. Parfois nous sommes en danger de vie ou de mort car ce sont les lieux de la traversée des conflits, des drames, des injustices, des colères mais surtout des soifs d’être.
Cette traversée est le passage obligée qui laisse advenir la source des multiples expressions de vie. Jaillissent des mots, des voix, des couleurs, des mélodies, des scènes, des fleurs, des graines, des salades aussi, des tableaux, des poèmes, des silences…
Si un petit rayon de lumière traverse un mur délabré, apparaîtra probablement un ciel étoilé qui nous émerveillera. Accepter le mur délabré c’est le premier choix qui donne le point d’ancrage, puis reconnaître les scintillements, se laisser rejoindre par l’inattendu inspirera des formes, des histoires qui nous entraîneront dans les profondeurs de l’âme, là où chacun peut habiter sans crainte d’être violé car en création, en tension vers la vie. C’est l’autre qui m’ouvre la porte de l’infini et c’est seulement là qu’il est possible de respirer et d’être inspiré. Dans un atelier d’expression/théâtre avec des enfants abîmés par la vie elle-même,
« le refus de la prise en compte de la vulnérabilité de ces vies humaines revient à se fermer à une connaissance sans égal de soi-même et du monde qui surgit d’un certain sentir et d’un certain souffrir. Un tel refus conduit non seulement à une impasse mais bien plus encore à la perte de toute une part de la grandeur et de la beauté propres à l’homme. » Anne-Cécile Kerdraon
ACTE 3 – l’œuvre, les œuvres
Quelle est donc l’œuvre que nous créons atelier après atelier, jour après jour ? Un visage qui se laisse regarder et te regarde, un merci intime, des silences qui enveloppent, la résonance d’un mot qui fait trembler les murs, des regards échangés qui nous donnent envie d’être dans cette alliance d’humanité qui se cherche, qui s’attriste ou se réjouit, se dispute, s’entre-tue même, se console, se désespère, … les trébuchements, les soi-disant ratés, sont des petites fissures du mur qui laissent passer la lumière. Osons emprunter ce chemin de création et prendre la boussole de la liberté confiante car
« une part de la beauté particulière de l’homme provient de sa vulnérabilité » Anne-Cécile Kerdraon
La beauté se dévoile, et engage la résistance à la désespérance toujours sur le seuil. C’est par une marche sur la pointe des pieds que se multiplient les fleurs de ce jardin, sauvages encore mais se laissant regarder.
Le rideau un jour, se lèvera et certaines œuvres apparaîtront, car il ne s’agit que de cela, laisser apparaître l’inattendu. Nous nous étonnons les uns des autres ; le théâtre est vrai, les tableaux sont vivants, le chant est juste et la joie composée de larmes et de rires est contagieuse. Dans ces créations, tous les âges s’y retrouvent car la source est unique et claire, elle s’appelle Souffle, elle est hors temps, hors champ et continue d’inspirer celui et celle qui écoute les murmures des sèves.
ÉPILOGUE
La tendresse comme la confiance peuvent combattre les mauvaises herbes qui envahissent les plus belles fleurs, nous apprenons à les différencier car tout est confus avant de s’engager sur ce chemin de jardinage (de création) et la connaissance de l’humanité s’éprouve.
La violence, la méchanceté, la perversité et d’autres dimensions obscures de nos personnes fragiles trouvent si facilement les recoins pour recouvrir la beauté, défigurer les gestes, les mots, les regards, confondant parfois le juste et l’injuste que c’est démunis que nous pourrons désarmer ces envahisseurs. C’est un art primitif semble-t-il qui se « geste » dans un temps caché des puissants, tel un enfantement dans une nuit sans lune et sans étoile là où peut s’opérer un miracle de beauté qui nous laisse à genoux.
Comme un voyage initiatique vers le réel, la présence et la vie, nous sommes invités à l’oser sans savoir quel chemin emprunter. ! Courage donc !
Martine Bely
Martine Bely, installée au Chili depuis 1991 a co fondé la corporacion Cultural Cluny a Santiago Elle est aujourd‘hui responsable artistique de la casa San Benito, qui accueille des enfants de quartiers difficiles (poblacions) et anime des ateliers de peinture, conte, théâtre…