L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE ET LES ŒUVRES D’ART
L’article explore l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur la notion d’art, mettant en question la différence entre l’art humain et l’art produit par des machines. Les œuvres générées par l’IA sont vues comme des produits consommables, manquant de l’originalité et de la profondeur qui caractérisent les créations humaines. L’art véritable naît de l’attention de l’artiste, capable d’engendrer de la nouveauté et de l’inédit. L’IA, en reproduisant des formes existantes, risque de transformer l’art en kitsch. L’article plaide pour une approche artistique consciente, permettant à l’art de conserver son pouvoir intemporel et unique. Il nous invite à un choix personnel et à exercer une pratique artistique.
Des images sont produites par l’IA, des images qui peuvent attirer l’attention et même émouvoir. Ces images sont exposées dans certaines galeries et parfois primées dans des concours. Elles sont artistiques au sens ou elles sont « destinées à produire un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique » (1).
Toutefois, elles interrogent… Qu’est-ce que l’art, finalement ? L’intelligence artificielle nous invite à nous poser cette question.
L’art comme moyen et produit
Si l’art est destiné à produire chez l’Homme “un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique”, si l’art a donc une fonction, alors, de ce point de vue, il faut considérer les objets artistiques comme des moyens et non comme des fins. Ce sont des moyens de plaisir ou d’éveil.
Mais comme moyens, ils s’inscrivent dans une volonté de provoquer un effet et sont donc le prolongement de cette volonté ; ils en sont un produit et, comme tout produit, ne contiennent rien de plus que ce qui les a produit. Ils manifestent la recombinaison astucieuse d’éléments existants déjà. Ce qui compte, c’est le résultat et son effet. L’œuvre d’art considérée de la sorte est là pour laisser une impression, pour plaire ou pour déranger, voire provoquer, ou pour porter un message, ou tout simplement pour décorer, illustrer un propos, etc. Bref, elle est consommable et à ce titre, elle est du divertissement. Le divertissement se consomme.
Des produits de consommation
Les œuvres d’art vu de la sorte sont donc soumis aux désirs et donc à la mode, car on peut s’en lasser. Elles passent lorsque l’usage qu’elles avaient s’est usé. Leur cote monte ou baisse selon les envies et si leur production n’est pas trop fastidieuse, elles peuvent être produites à la chaîne. Lorsque l’on conçoit les œuvres d’art comme des produits, des productions, on s’inscrit dans ce qui rend possible l’émergence du kitsch (2).
Il est possible de regarder la Joconde ou d’écouter la 9e symphonie de Beethoven de cette manière. Il suffit de s’en tenir aux effets que ces œuvres ont sur nous. Nous en faisons des produits de consommation ; qu’elles soient produites par une machine ou un humain ne fait alors aucune différence.

Ce qui en nous regarde ou écoute de la sorte, c’est ce qui en nous aime être influencé. Le produit artistique a un effet et nous nous soumettons à cet effet. Nous sommes, à ce niveau de conscience, déterminés par ce que nous percevons.
Nous nous soumettons passivement à l’expérience et cette passivité, qui se retrouve jusque dans notre manière de nous considérer nous-mêmes comme le produit déterminé d’une génétique ou d’un milieu social, fait de nous des êtres qui aiment le kitsch et qui peuvent sans aucun problème mettre la Joconde, la 9e de Beethoven et les produits numériques d’une intelligence artificielle sur le même plan.
Comment la Joconde a-t-elle vu le jour ?
Peut-elle être produite en masse ? Les petites reproductions que l’on peut acquérir au musée du Louvre ou les photos que les touristes se pressent de faire d’elle, permettent-elles l’expérience que l’on peut vivre en restant un moment devant elle ?
La 9è de Beethoven est-elle le résultat d’un assemblage de samples (3) ?
Beethoven a-t-il produit la 9è symphonie? Léonard a-t-il produit la Joconde ?
Si la Joconde est originale, est-il possible qu’elle ne soit le produit de rien puisqu’elle n’est le prolongement de rien d’existant avant elle ?
Comment fait un artiste comme Léonard pour laisser advenir une Joconde ?
N’a-t-il pas dû lui faire de la place, ne pas saturer le moment de sa réalisation avec tout ce qu’il avait déjà réalisé ? N’a-t-il pas dû ouvrir une brèche dans le flux continu du temps (4) pour ne pas se laisser influencer par des habitudes, des procédés, des facilités ?
L’art comme engendrement de l’inadvenu
Ce qui est nouveau, ce qui est original, inédit, unique, ne peut être le prolongement de ce qui existe déjà. Une image nouvelle, une musique nouvelle, une statue nouvelle n’est nouvelle que dans la mesure où celui qui l’a rendue possible a fait l’expérience de cette nouveauté en la rendant possible. C’est à travers cette expérience de l’artiste qu’advient l’originalité de l’œuvre, au moment où l’artiste plutôt que de produire, engendre.
Il engendre au-delà de lui-même, au-delà de ce qu’il pourrait prévoir de faire. Ce que nous prévoyons n’est que le produit de ce que nous connaissons déjà. L’artiste ne prévoit rien. Il a une expérience à vivre en laissant advenir une réalité qui le dépasse.
Le flux continu du temps qui nous pousse à faire ce que nous savons et à suivre les impulsions qui nous viennent toutes seules, est alors retenu chez l’artiste. Il ouvre “un présent vécu” (H. Arendt) en plaçant son attention sur des intervalles qu’il tient en conscience, pour que vienne s’y déposer, comme dans une conversation, ce qui doit s’y déposer.

La création du temps
C’est de l’avenir qu’advient l’originalité. Elle est imprévisible puisque nous ne pouvons prévoir que ce que nous connaissons. Et elle est sans aucune finalité puisqu’elle est elle-même une fin, un aboutissement qui tente d’être rendu perceptible.
L’œuvre d’art est alors le témoignage de l’attention d’un artiste qui, à un moment, a ouvert une brèche dans le temps pour qu’advienne plus grand que lui.
Plus grand que tout ce qui aurait pu être prévu. Elle est l’empreinte d’un monde que l’artiste a su rendre possible du fait de son attention. Un monde qui se trouve au-delà de lui-même, au-delà de sa nature à lui. C’est donc sur-naturellement que l’œuvre vient d’un endroit qui est affranchi du flux naturel du temps. C’est pourquoi elle est éternelle et c’est la trace humaine de cette éternité qui nous touche alors. Une œuvre de Bach porte l’empreinte de Bach que l’on reconnaît, mais est plus grande que Bach et lui survit.
Quand nous ne saurons plus qui de l’Homme ou de la machine est à l’origine d’une image ou d’une musique, nous mettrons en doute en toute chose le témoignage de cette éternité.
Retrouver notre part d’éternité
Nous finirons par ne rencontrer les œuvres humaines qu’au même niveau que toutes les productions mécaniques, c’est-à-dire comme des produits. Pour finir, nous nous abaisserons à n’être nous-mêmes que des produits, produits que l’on peut modifier, transformer, augmenter. Ce qui est en train d’arriver avec ce que certains nomment l’art numérique, c’est un kitsch à la deuxième puissance : l’oubli absolu de ce qui peut s’ouvrir à l’éternel en nous, et donc à ce qui est éternel en nous.

Ceci n’a toutefois pas à nous faire regretter le temps d’avant l’IA. L’IA est là et prendra toujours plus de place. Mais cette nouvelle venue dans l’Histoire de l’humanité nécessite que nous prenions sérieusement rendez-vous avec notre part éternelle. Cette nouvelle venue le nécessite, mais elle ne nous y oblige aucunement. Car ce rendez-vous avec notre part éternelle ne peut procéder que d’un choix intime. Un choix libre. Il se tient dans la décision de devenir attentifs à ce qui nous entoure et à nous exercer à une pratique artistique ; nous exercer à la présence qui dans l’art est un engendrement et non une production.
Notes:
(1) Dictionnaire Larousse, Art.
(2) Le Kitsch désigne au départ la « production artistique et industrielle d’objets bon marché » (Legrand). Ce concept est indissociable de l’industrie de consommation de masse.
(3) Le sampling est une technique basée sur l’utilisation d’extraits sonores préexistants afin de créer une nouvelle composition.
(4) Hanna Arendt, la crise de la culture.
Article paru initialement dans le site https://demarchesaluto.com, avec l’autorisation de l’auteur
Guillaume Lemonde
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