Cet article est le troisième volet d’une série de trois articles explorant la symbolique de l’eau. Il est ici question de la genèse, de dragons et de démons. La question que nous posent la dimension symbolique et son contraire diabolique est celle de savoir comment conjuguer les contraires en une force de vie.
Prendre sa douche
La symbolique est une poétique, elle offre toujours une image concrète : prenons-en pour exemple celle d’une pomme de douche. L’eau d’en haut, sortant du pommeau en jets tout droits, passe sur notre corps, pure et rafraîchissante, et le libère de ses peaux mortes et de sa crasse. Chargée de tels résidus de toutes sortes, elle devient elle-même impure et se concentre en aval, pour y disparaître dans une sorte de tourbillon qui l’emporte au loin dans les abîmes par le truchement de la plomberie, jusque dans l’océan où toutes les impuretés et autres pollutions de ce corps planétaire qu’est la Terre se retrouvent, drainées par l’eau de pluie qui tombe droit du Ciel.
L’eau de source venant directement d’en haut nous ramène aux conditions primordiales de la création de la vie, nous aidant à revenir à ce qui est essentiel, au principe dont cette eau émane, invitation à abandonner l’inessentiel.Les variations sont infinies : l’eau qui tombe est droite, verticale. Ce qui est droit, identifié à ce qui se tient à droite (d’où le Verbe créateur à la droite du Père), symbolise cette manifestation ordonnée en tant qu’elle sort tout droit du principe, alors que la gauche manifeste ce qui est courbe et s’écoule en vrille vers le bas. C’est dans l’ordre de la création, les deux ne s’opposent pas, mais se conjuguent.
Le jeu entre les deux est une sorte de va et vient, des oscillations qui, lorsqu’elles sont trop fortes, deviennent tempête, faisant des vagues qui perturbent le flux de la manifestation ; on entre alors dans la démesure des extrêmes qui s’appellent à qui mieux mieux d’un bord à l’autre.
Genèse des eaux et mythes
Dans le livre de la Genèse, Dieu créa les eaux et les sépara entre les eaux du bas, qu’il appela mer, et celles du haut firmament, d’où provient la pluie. Notons qu’à Vézelay, sur le grand tympan où sont représentés les signes du zodiaque, même le Bélier et le Taureau (outre le Capricorne dont c’est l’iconographie classique) ont une queue de poisson, comme si le firmament, au début printanier du cycle des saisons, était encore aquatique. De fait, il y a un lien entre le haut et le bas, manifeste dans le cycle de l’eau qui s’évapore et retombe en pluie sur la terre.
Divers mythes se rattachent à la symbolique des eaux. On peut par exemple identifier des traits communs aux figures du dragon, du basilic, du griffon, etc.
Le dragon est à la fois eau et feu, il marche, nage, vole comme s’il récapitulait les possibilités des êtres vivants habitant chacun des éléments. Toutes les cultures humaines connaissent le dragon ou le serpent, un être lié au cycle de l’eau, qui le contrôle à sa guise, ce que l’humain ne peut faire. Le dragon garde et retient captif un trésor – eau, femme, or, etc : ce qui est précieux, et souvent le protège aussi. Dans l’Éden, les chérubins, ces anges dotés de trois paires d’ailes, jouent ce rôle vis-à-vis de l’humain qui est tombé en dessous de sa place initiale auprès de l’Arbre de Vie, se retrouvant à l’extérieur du jardin, en aval sur cette montagne cosmique que la tradition discerne dans le Paradis terrestre. Au Proche-Orient, en Europe, en Afrique, en Inde, le dragon ou serpent peut être un esprit malin ou sournois qui retient ces sources de la vie. Il faut alors un dieu des tempêtes (du genre mésopotamien dont fut dérivé Yahvé) pour libérer ces eaux. Dans l’imagerie de l’Extrême-Orient en revanche, le dieu des tempêtes est intégré au dragon. En Chine, le dragon tourne autour du soleil et favorise le grand cycle de l’eau. Il en résulte ce qui pourrait être vu comme un genre d’amalgame entre le maléfique et le bénéfique, une ambivalence inhérente à l’élément aquatique que l’on retrouve dans bien des cultures. Chez les Abénakis de l’Est de l’Amérique du Nord, des serpents vivent dans le fleuve Saint-Laurent, et jusque dans le lac Memphrémagog en Estrie, avec l’équivalent québécois du monstre du Loch Ness. Quand l’un de ces serpents brasse l’eau en tourbillons, il faut l’apaiser pour pouvoir continuer à canoter. Un aîné se rend sur une montagne avec des ailes d’aigle pour tirer les eaux vers le haut ; cela fait l’objet d’une cérémonie annuelle.
Le dragon
Pensons aussi à l’archange Michel avec le Dragon : il fait office de dieu des tempêtes. Cependant, celui de Vézelay est paisible et non pas guerrier. Dans l’imagerie chrétienne, saint Georges combat le dragon, mais il ne le tue pas dans toutes les versions de la légende et de l’iconographie ; parfois, il le maîtrise plutôt et le tient en laisse, se contentant de le remettre à sa place. Dans le livre de l’Apocalypse, le dragon qui balaie les étoiles de sa queue est précipité d’en haut vers le bas, dans les eaux, là où il doit être, faisant partie du monde matériel élémentaire. Comme les gargouilles et autres monstres gardant les temples, un tel être peut y faire office « apotropaïque [1]» de protecteur de l’espace consacré à l’esprit d’en haut face aux démons de l’extérieur et d’en bas qui, le voyant prennent peur comme de leur propre hideur en ce miroir qui leur est tendu, et s’enfuient sans demander leur reste.
Dialogue des contraires
Le propre de la vie symbolique est de rechercher l’unité de notre propre vie à même les distinctions dont elle est faite ; tout ce qui transforme celles-ci en oppositions sommaires nous divise et relève du diabolon, du diable comme antonyme du symbolon, qui est étymologiquement l’ajustement de pièces complémentaires d’un unique objet. La question que nous posent la dimension symbolique et son contraire diabolique est celle de savoir comment conjuguer les contraires en une force de vie. Le conflit avec quelqu’un ne me confronte pas à un ennemi que je dois abattre mais à un adversaire qui me permet de grandir ; une tension subtile à vivre entre le retour sur soi-même et la conscience du retour à la source.
Point d’orgue
Pour conclure cette méditation sur l’eau, attardons-nous un moment sur le précipité de son évaporation, comme un concentré de ses leçons : le sel de mer. Il provient des sels minéraux drainés par les cours d’eau à travers toute la terre et n’est pas bon en soi ; pourtant, à petite dose, il récure et permet même de conserver les aliments. Il évite la pourriture en entraînant pour ainsi dire la viande à mourir un peu, pour garder sa valeur nutritive et mettre en valeur sa saveur. Le pharmakon tue et guérit tour à tour, selon le contexte, car une faible dose de poison mortel absorbé par notre corps a un pouvoir de guérison. C’est le principe du vaccin, corps étranger aidant le nôtre à conjurer le problème qu’il lui pose . Sur le plan spirituel également, il faut savoir mourir tant soi peu à soi-même pour vivre vraiment : « mourez avant de mourir », comme disent les Soufis. De même que le sel fut longtemps essentiel à l’alimentation (d’où le salaire payé aux soldats romains), notre présence au monde n’est ni facile, ni toujours « coulante », mais c’est d’elle que le monde vit : nous sommes le sel de la terre ! .
[1] Un objet apotropaïque vise à conjurer le mauvais sort et à détourner les influences maléfiques
Jean-Noël ANDRE
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