Philippe Leconte a développé toute sa vie professionnelle dans le domaine de la science et de l’atome. Sa méditation sur la place de la science dans nos sociétés contemporaines mérite donc attention.
A une époque où la science paraît le seul angle de vue acceptable, où l’intelligence artificielle nous est présentée comme « La » solution pour l’avenir, il lance un signal d’alarme bienvenu sur l’exagération de ce seul regard, et la nécessité de retrouver le chemin du beau, du sens ou de la transcendance.
La science nous impose une vision du monde trop étroite en regard de la totalité de la réalité. Elle est une immense réussite de la pensée humaine, une perle très précieuse. Découvrir la science sous tous ses aspects est une expérience inoubliable.
Notre monde est devenu drogué de science
On ne veut plus le voir qu’à travers les résultats de la science et on considère comme suspecte toute autre forme de vision de la réalité. On se trompe lourdement, car la science ne regarde le monde qu’à travers un tout petit trou de serrure.
La science n’a aucune chance de représenter la totalité de la réalité, car :
- Elle évolue constamment. Elle donnera demain un autre visage de la réalité.
- Elle recherche le général et exclut le particulier
- Elle exclut a priori toute possibilité de sens à l’existence
- Elle affirme l’objectivité de sa démarche et élimine le sujet qui pourtant est celui-là même qui a énoncé les lois scientifiques
En passant ma vie professionnelle dans le monde de la recherche scientifique, bataillant dans mes propres recherches, j’ai vu combien il fallait simplifier la réalité perçue pour en tirer un énoncé scientifique. Ce faisant, il me fallait éliminer une quantité d’éléments mesurés qui ne correspondaient pas au problème posé. C’est comme avec une radio, l’antenne reçoit des messages de toutes sortes et je dois filtrer pour n’entendre que l’émission recherchée.
L’addiction aux résultats de la science revêt un autre aspect. Ou bien je prends pour vrai ce que j’ai appris de quelqu’un d’autre comme étant de la science. Ou bien j’établis par moi-même un énoncé scientifique. Je peux avoir été guidé par quelqu’un qui a déjà, par lui-même, démontré le résultat. Mais, à la fin, par ma propre démarche, je sais par moi-même que le résultat est vrai ou non. C’est pour cette raison que, dans mes conférences sur la science, j’aime à guider l’auditoire vers la démonstration du théorème de Pythagore. En faisant moi-même la démarche, j’accède à une réalité profonde, la réalité même de la science produite par les hommes. Arrivé à ce point, je sais que c’est vrai, je sais aussi que tout autre être humain, faisant la même démarche, obtiendra le même résultat. Et je sais enfin que la nature elle-même respectera aussi l’énoncé scientifique que j’ai formulé.
L’inversion du lien entre la science et la nature
Ainsi, tous les triangles rectangles dessinés sur le papier, des triangles réalisés dans la nature respectent tous le théorème de Pythagore aux erreurs de mesure près. C’est vrai encore pour la désintégration d’un noyau d’Uranium 235. Frédéric Joliot savait, en mai 1939, qu’un bloc d’Uranium a la possibilité d’exploser par réaction en chaîne à condition que chaque noyau libère assez de neutrons pour entretenir la réaction. Il avait contribué à inventer la bombe atomique. Et la nature a bien fait comme il a dit.
On peut donc inverser la pensée sur le lien entre la science et la nature. La science n’est pas une modélisation de la nature qui demeure maîtresse de toute la réalité scientifique. Au contraire, la nature obéit aux lois pensées par les scientifiques.
La pensée humaine, déployée par des individus, des sujets, est tout à fait objective. En fait, les sujets penseurs, lorsqu’ils surmontent leurs erreurs et leurs illusions, parviennent à l’objectivité parce que leur pensée est universelle.
La relation de notre monde avec la science est véritablement dramatique. On ne veut plus voir du monde que ce que donnent les résultats scientifiques. On s’en sert la plupart du temps sans en avoir suivi soi-même la démarche scientifique qui les fonde. De ce fait, toute transcendance est éliminée, car le sujet pensant est éliminé. Le monde gèle sans le feu de la beauté, sans les pouvoirs de l’amour, dans une perspective absurde, dans l’absence de Sens.
Philippe Leconte
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