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La pierre des origines

La pierre des origines

Cet article est le premier volet d’une série de deux articles explorant la symbolique de la pierre. Christian Roy et Jean-Noël André nous font voyager à travers les âges, les cultures et les civilisations, et nous font reprendre contact avec cet élément primordial qui accompagne la vie, avec une temporalité qui relie terre et ciel.

INTRODUCTION

La pierre est vivante, c’est un être qui fait partie de la Vie avec une durée, dont l’échelle dépasse de beaucoup celle des humains. Considérer son aspect matériel et concret nous place dans la lenteur, nous inscrit dans la durée, voire dans l’éternité.

Une histoire de pierre  : un ami du village de Pessamit (Innus sur la Côte-Nord du fleuve Saint-Laurent au Québec), Grégoire Canapé, donne un jour à Jean-Noël une petite pierre ronde, en lui disant : « C’est un grand-père. Il est là depuis des millions d’années et il a plein d’histoires à te raconter. » Ce simple geste lui a ouvert une nouvelle appréhension de la vie. Depuis lors, il a toujours une pierre dans sa poche, parce qu’elle lui rappelle cet infini dans lequel il vit quotidiennement. Prendre une pierre appelle à être plus attentif à nos sensations, sans chercher la signification. Nous sentons combien la symbolique de la pierre a une dimension universelle.

LES PIERRES, ANCÊTRES DES HUMAINS CHEZ LES GRECS

La pierre intervient dans certains mythes de la création des hommes. Pour les Grecs, Zeus décide de provoquer un déluge car les humains de l’âge de Bronze étaient devenus trop violents. Le Titan Prométhée prévient néanmoins son fils Deucalion de construire un bateau pour lui permettre, ainsi qu’à son épouse Pyrrha, fille d’Épiméthée, de naviguer pendant le déluge qui ravage la Grèce. Au bout de neuf jours et neuf nuits, ils accostent sur le mont Parnasse (ou le mont Athos dans une autre version), où ils offrent un sacrifice en l’honneur de Zeus. Celui-ci, par le biais d’un oracle, leur indique le moyen de repeupler le monde d’humains. Ils doivent pour cela se couvrir la face de leur manteau pour redescendre de la montagne en jetant par-dessus leur épaule les os de leur grand-mère. Deucalion, qui était aussi averti que son père, se dit alors : « Puisque notre mère c’est la Terre, Gaïa, nous jetterons des cailloux derrière nous sur notre chemin ». On retrouve ici comme origine de l’autochtonie[1] des humains, la notion qu’ils ont les pierres pour grands-parents, encore présente pour les autochtones du nord du Québec..

Zeus doit la vie à une pierre

Qui plus est, chez les Grecs, le dieu du ciel lui-même doit la vie à une pierre. Zeus est le dernier-né des six enfants du Titan Chronos et de sa sœur Rhéa. Cette descendance est considérée comme la branche olympienne des Dieux par opposition à celle des Titans. Chronos, craignant la prédiction de ses parents, Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre), qu’il engendrerait un rival destiné à le supplanter, avala ses cinq premiers enfants dès leur naissance. Pour qu’un de ses fils échappe à ce sort, Rhéa élabore un stratagème. Elle part en Crète pour donner naissance à Zeus et le confie à Gaïa, qui le cache dans une grotte où il est élevé par la chèvre Amalthée. Rhéa donne à Chronos une pierre entourée de langes, qu’il prend pour l’enfant et gobe sur le champ comme les précédents.

Cette pierre recrachée devient l’Omphalos (ombilic, nombril), centre du monde localisé à Delphes dans l’adyton du temple d’Apollon, où se retirait la Pythie, oracle du dieu, lors des consultations. On y faisait des libations quotidiennes d’huile et de lait.

PIERRES ET FOUDRE DIVINE

On retrouve ces éléments dans nombre d’autres cultures. À l’instar de Zeus, les dieux suprêmes des mythologies les plus diverses (y compris la Bible) ont tendance à être des dieux du tonnerre, qui habitent le ciel avec quelque chose de plus agressif et solide, comme les projectiles de la foudre qu’ils manient. Ils signifient leur pouvoir de trancher dans le cosmos et de le structurer du même coup. Le symbole du tonnerre frappe l’imaginaire des hommes de partout.

En Afrique occidentale par exemple, les pierres sont aussi un foyer du sacré et l’objet de cultes pour beaucoup de peuples. Du côté de l’actuel Nigeria, chez l’ethnie des Yorubas, le temple du dieu du tonnerre Shangô, qui pourfend ses ennemis en leur lançant des pierres, a pour centre du culte un bol en terre cuite soutenu par une figure féminine en guise de socle, image de la Terre-Mère. Ce réceptacle contient plusieurs objets sacrés : modèles de lances, couples de jumeaux sculptés et surtout des pierres. Cet exemple montre bien la dualité de la pierre, symbole du ciel sur la terre, et sa fonction tellurique illustrée par les pierres levées ou les pierres chaudes.

UNE PART D’ÉTERNITÉ CONCENTRÉE EN UN POINT

Le mot « sacré » renvoie au mot sacrum, qui désigne le coccyx. Mot latin, « coccyx » vient du grec ancien κόκκυξ (kókkux, « coucou »), faisant référence à la forme incurvée du bec du coucou. Il s’agit chez l’humain de la partie la plus dense du point de vue osseux, et donc la dernière partie à se décomposer. Le coccyx, tel une petite pierre, est l’élément durable du squelette à partir duquel l’ensemble peut donc se reconstituer lors de la résurrection des morts, comme dans la vision d’Ezéchiel. L’essence trans-temporelle du composé humain est ainsi condensée en ce point du corps le plus semblable à la pierre.

La pierre tombale

Dans la coutume juive, lorsque l’on visite des tombes, on n’apporte pas des fleurs, par trop éphémères, mais plutôt de petites pierres que l’on pose sur la pierre tombale. Qu’est-ce d’ailleurs que la pierre tombale ? C’est une condensation sous une forme durable de l’essence d’une personne, souvent avec une maxime représentative, les bornes du début et de la fin de sa vie terrestre, outre son nom complet et parfois son portrait. Avec ces petites pierres, les Juifs évoquent la mémoire éternelle, la dimension hors temps de cet être unique, perdurant au-delà de son bref séjour parmi les vivants.

Le sacrum, , condensé de la forme humaine

Dans le squelette, la première vertèbre, support de la tête, se nomme l’atlas, comme le géant qui porte le monde, rond lui aussi. Et la deuxième vertèbre, c’est l’axis, l’axe du monde ; c’est ce qui permet de tourner la tête et de s’orienter au milieu du monde. D’ailleurs, dans la tradition hindoue, la Kundalini, le chakra du potentiel féminin, s’insère à la base de la colonne vertébrale, le long de laquelle l’énergie spirituelle se déploie  jusqu’au-dessus de notre être individuel, pleinement actualisé dans le chakra de la couronne de la tête. Or, la colonne vertébrale est un pilier que l’on porte en soi et qui nous structure, reliant en nous le ciel et la terre. La base du pilier correspond à un point très précis dans le judaïsme, notamment dans sa version ésotérique qu’est la Kabbale, identifiant le coccyx à la petite pierre lûz (לוּז en hébreu). Elle est comme l’essence, le condensé de notre forme personnelle, de notre existence individuelle, en son aspect éternel.


[1]      mot grec pour l’appartenance à la terre

Christian ROY

Historien de la culture (Ph.D. McGill 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals : A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques et communications sur les courants intellectuels personnalistes et "non-conformistes" au XXe siècle, dont il est un spécialiste reconnu. Secrétaire général de l’Association internationale d’Études médico-psychologiques et religieuses (AIEMPR) de 2011 à 2016, il co-anime depuis 2007 avec le psychanalyste Karim Jbeili des ciné-séminaires et cours sur l’anthropologie historique de la postmodernité (voir calame.ca). D’abord collaborateur régulier du «magazine transculturel» Vice Versa (1983-1997, http://viceversaonline.ca/), il écrit maintenant pour le magazine Vie des Arts et d'autres revues d'art: Esse, Espace, Ciel variable, ETC, et contribue également au site TheSymbolicWorld.com. Il est membre de la coopérative d'habitation Cercle Carré pour artistes et travailleurs culturels dans le Vieux-Port de Montréal.

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