L’expérience quotidienne de la puissance opérative de la fragilité et de la beauté a conduit Loïc Devaux à porter intérêt à l’approche systémique du changement. Cette approche est aujourd’hui explorée par nombre d’acteurs de la vie civile qui cherchent de nouvelles voies pour un changement de société devenu incontournable. Loïc nous partage ici comment son expérience ouvre des portes pour aborder ce processus
L’expérience quotidienne de la puissance opérative de la fragilité et de la beauté m’a conduit à porter intérêt à une démarche qui peut apparaître conceptuelle à première vue.
Accueillir ce qui nous bouscule
Le mot approche précise l’humilité de la démarche. Il invite au déplacement. Il demande d’accueillir l’inattendu. Il nécessite de marcher au pas à pas et de demeurer à l’écoute du vivant. Il faut accepter un certain lâcher-prise. Les artistes comme les contemplatifs s’y reconnaissent aisément. Pour nous qui sommes plus raisonnables ou rationnels, l’intention est certes louable mais elle n’est pas toujours facile à vivre.
Évoquer Le changement fut une nécessité à la fin de la pandémie qui a ouvert une forte aspiration relayée ensuite par les économistes et les responsables politiques. Toutefois, ce grand désir s’est vite éteint dès que la vie a retrouvé son cours habituel et son cadre rassurant.
Or, la fragilité ne rassure jamais, elle convie à changer. Elle se manifeste à contre-temps, à contre-cadre. Elle demande et parfois oblige à faire un pas de côté, petit ou grand. Avec elle, nos repères s’effritent. Ils sont bousculés voire déroutés. Mais si nous nous laissons approcher par ce qui nous surprend, des portes nouvelles s’ouvrent en nous. Une relation inhabituelle s’établit et laisse entrevoir que le changement qui s’opère élargit notre perception de l’humain. Il agrandit la compréhension de nous-même et notre faculté de relation.
Sans ces déplacements intérieurs, nous demeurerions dans un confort de vie apparemment apaisant. Mais celui-ci restreint notre capacité d’être et d’entrer en relation, fondements de la Vie. La rencontre de la fragilité de l’autre nous aide à accepter la nôtre souvent cachée et de traverser plus paisiblement les épreuves de la vie.
L’expérience de la Beauté prend les mêmes chemins. Elle nous invite à poser les actes justes, ceux où nous habitons tout notre être avec justesse, pleinement ouverts à l’autre. L’autre est autant le monde minéral, végétal, animal qu’humain ou divin.
Prendre en compte la complexité du vivant
Vivre de tels changement nécessite d’approcher, c’est-à-dire être proche de l’autre et de nous-même. Mais peut-on parler de système quand on évoque l’autre ou nous-même ?
Le vivant est constitué d’un faisceau de systèmes. Ils sont à la fois autonomes et interconnectés. Une approche systémique se distingue d’une approche plus habituelle qu’elle soit analytique, déductive, ou linéaire. Elle cherche à mieux comprendre toutes les interrelations de ces ensembles de vie qui ont leur existence propre tout en étant liés à d’autres corps. Les neurones comme le corps humain, le tissu racinaire des arbres ou les galaxies en sont des illustrations.
Le vivant, ce sont aussi toutes les communautés humaines qui constituent une société, la famille, le village, l’entreprise, la ville, la nation. Ce sont des réalités distinctes qui ont leurs identités, leurs complexités. Elles interfèrent peu ou bien entre elles mais ne peuvent se développer seules.
Quand apparaissent des situations de crise, de rupture ou de détresse, les interventions d’urgence portées souvent avec audace, courage et compétence par les associations peuvent être performantes, mais leurs réponses demeurent à terme insuffisante et parfois contreproductives. Elles ne permettent pas de remonter aux causes premières de ces dysfonctionnements. Leur expertise n’est pas reliée et partagée avec tous ceux qui sont impliqués dans cette complexité du vivant.
L’approche systémique du changement s’attache à comprendre ensemble toutes les interrelations qui peuvent être à la source des failles et des blocages. Elle prend le temps d’avoir une perception globale avec tous ceux qui sont engagés dans ces réalités sociétales. Elle peut ainsi susciter une transformation en profondeur des causes en plus d’apporter des résolutions provisoires et partielles des causes. Cette approche demande du temps, de l’écoute, de la coopération et d’accepter de n’avoir pas seul toute la réponse. Il faut d’abord oser s’arrêter. Ce n’est jamais aisé quand on est confronté à des situations d’urgence dont le nombre est croissant avec le désengagement ou le débordement des services publics. Il faut ensuite s’asseoir à plusieurs, entendre la parole et la pratique de l’autre quel qu’il soit. Ce travail nécessite d’accepter l’erreur. Elle est source de transformation et de déplacement.
Au commencement est la relation
Ces mots de Martin Buber sont peut-être la clé pour comprendre l’approche systémique du changement. Aucun élément du vivant n’existe par lui-même et pour lui-même, engager cette approche dite systémique, c’est entrer dans une approche relationnelle du changement reconnaissant qu’il n’y a de changement possible que dans l’attention, la compréhension, le respect des relations et des interdépendances du vivant.
Une telle démarche n’est plus du tout conceptuelle, elle est concrète. Elle est d’autant plus nécessaire dans ces temps où l’individualisme et le collectif qui ont pour corollaire les tentations de la peur et du repli, font régresser nos capacités relationnelles.
Si nous reconnaissons ainsi le bien-fondé d’une approche relationnelle du changement autant pour nos vies et nos communautés humaines que pour les politiques sociales, culturelles, éducatives ou environnementales au bénéfice du bien commun, la fragilité et la beauté prennent en compte le plus petit et le plus grand, l’inacceptable et l’indicible. Elles sont certainement des voix à entendre et des voies à entreprendre.
Loïc Devaux
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