Cet article est le second volet d’une série de trois articles explorant la symbolique de l’eau. Jean-Noël André et Christian Roy abordent ici les rites de purification, les grands mythes comme le déluge, la séparation des eaux…qui aident à apprivoiser le mystère de la vie et de la mort.
Ablutions et purifications
L’eau joue un rôle purificateur. Le mot « ablution » signifie que l’on se défait d’impuretés en s’aspergeant d’un liquide. En faisant des ablutions, que ce soit dans un rituel ou dans la toilette quotidienne, nous enlevons les couches mortes, les saletés, ce qui fait obstacle ou qui cache l’essentiel, notre identité profonde. En fait, l’eau joue le rôle de gardienne du mystère de notre être. Dans les rites de purification, l’important n’est pas ce que nous enlevons mais ce que nous préservons de la sorte afin de retrouver qui nous sommes. Le rituel permet un accès direct au symbole concret, nous donnant prise sur la source informelle de la vie ; être attentif aux rites nous permet d’y avoir accès.
A contrario, les eaux des marais sont stagnantes, emplies de boue et de résidus nauséabonds ; on y trouve les eaux usées, souillées. Le marécage comprend aussi cet aspect de l’eau morte, fétide. De tels marais existent dans certaines régions du Grand Nord canadien, avec une fonction de purification ; les plantes et le soleil régénèrent ensemble ces eaux épuisées. Et d’ailleurs, quel que soit le type d’eau, sa constitution est partout identique : deux atomes d’hydrogène et un d’oxygène, H2O.
Dans la tradition musulmane, au désert, on peut utiliser la pierre quand il n’y a pas d’eau, effectuant l’ablution au moyen d’une friction. De même, afin d’étancher la soif, on met une pierre dans la bouche pour saliver et susciter de l’eau. La pierre a d’ailleurs été formée par l’eau et en porte la mémoire. Réciproquement, les pierres constituent le fond des mers. Elles sont aussi dans bien des cultures primaires un symbole des ancêtres, des « grands-pères » qui les soutiennent depuis le fond des âges.
Ambivalence des eaux
Enfin, l’eau est également capable de détruire. Il n’y a qu’à penser au Déluge dans la Bible, avec l’épisode de l’arche de Noé ! Comment appréhendons-nous ce conflit entre la source de la vie qui est aussi celle de la mort ? Entre l’eau courante, associée à la vie, et l’eau stagnante, identifiée à la mort ? Pour les peuples anciens, la mer est d’abord un lieu ambigu, terrible et menaçant ; l’eau y est salée, elle n’est plus douce, puisqu’en descendant des hauteurs et traversant les continents, elle en a drainé les minéraux avec les impuretés, pour les concentrer au point le plus bas, ce vaste réservoir planétaire où elle cesse d’être potable. Comment vivre cette dualité ? Peut-être en la dépassant avec l’image du lotus, symbole de l’éveil ; cette fleur qui flotte, enracinée dans la boue de l’eau stagnante, s’ouvre vers le ciel et englobe ce double aspect.
Dans le récit de l’Exode, Moïse emmène le peuple hébreu traverser la mer Rouge ; les eaux en sont de chaque côté comme les deux mâchoires d’un monstre. La mer correspond au monstre marin qui avale les êtres, (le Léviathan, la baleine de Jonas …), mais elle n’a pas le dernier mot, car elle finit par recracher ce qu’elle a avalé ; elle accouche, pour une nouvelle naissance. Pourquoi les textes évangéliques nous racontent-ils que Jésus marche sur l’eau ? En fait, il est celui qui de toute éternité est déjà descendu jusqu’au fond, dans les mondes inférieurs. Un peu comme avec le lotus, tout est assumé, ouvert à une dimension céleste sans limites, qui les intègre donc d’avance.
La vie dans la mort
Dans les pays de marins, la mort fait partie de la vie du pêcheur. Celle-ci rejoint quelque part la symbolique du baptême chrétien. Le rituel du baptême par immersion totale, modelé sur la mort volontaire du Christ qui descend jusqu’au fond dépouillé de tout, participe du même coup de sa résurrection en une vie nouvelle ramenée à l’essentiel, au milieu de tous les éléments de la Création, qu’elle éclaire d’un jour nouveau et sans déclin. Il nous est proposé d’abandonner le désir d’autoconservation qui nous lie à une survie de surface, afin d’accepter une mort qui ouvre à la vie ; c’est en me donnant que je me trouve, en me dissolvant que je me découvre.
Le déluge n’est pas une mauvaise chose : nous gardons l’essentiel et nous recommençons après avoir enlevé les peaux mortes. Nous avons du mal à dire ensemble la vie et la mort, alors que l’une ne va pas sans l’autre. C’est comme la lumière et l’ombre : c’est ensemble que la vie se crée, comme le grain qui tombe en terre, qui meurt, qui pourrit et donne la vie nouvelle, en étant arrosé.
Limites des eaux
Ce processus est symbolisé par l’eau obscure et capricieuse : on ne sait pas ce qu’il y a dessous, qu’on assimile aux monstres marins. C’est de l’inconnu, du sombre, du noir. Comment aller au-delà de la peur, comme Moïse ose traverser, aller au-delà de la mer menaçante, Léviathan devant lui semblable au Pharaon derrière lui ? C’est le sens de Pessa’h, le « passage », au milieu de ce qui dépasse les bornes, qui veut se dérober au principe, à Dieu. Il y a aussi quelque chose de Babel dans le monstre marin, en l’élément manifesté par l’onde, l’oscillation qui va trop loin, la démesure d’une inondation quand une rivière devient torrent dévalant vers la mer. Ce débordement obscurcit, prend des proportions monstrueuses, et pourtant, tout cela fait partie du jeu ; il faut savoir entrer dans le jeu, car il est la vie même. Un système court naturellement au chaos si l’on n’est pas attentif à la règle du jeu, qui comprend l’ambivalence de chaque élément. Sacraliser l’un ou l’autre, règle rigide ou jeu dangereux, est stérile, car cela enferme l’être humain dans une lutte impossible avec les éléments naturels, où il s’obstine à contrôler la nature au lieu de se situer dans le courant et d’épouser les formes qui s’y dessinent. Par exemple, il y a des limites à la lutte contre le changement climatique ; il faudra bien faire avec et se laisser faire pour tirer notre épingle du jeu…
Le feu et l’eau
Le vrai chaos, nous ne savons pas ce qu’il en est ; le symbole peut pointer une image qui nous aide à nous le représenter. Ce qui nous permet de traverser le chaos, c’est la chandelle là où domine l’eau, le feu qui n’est pas éteint, la chaleur de l’Esprit (voir le rituel improvisé dans la piscine vide à la fin de Nostalghia de Tarkovski). Il y a beaucoup de vie dans la mort et vice versa, sans aucune retenue. L’essentiel se manifeste dans ce jeu des permutations. Nous devrions choyer les rituels de mort, sans pour autant brûler les étapes, et profiter de ce moment de grâce, comme entre autres les rituels autochtones nous y invitent.
La mort est un appel à la transformation, au même titre que l’eau qui la symbolise. N’ayons pas peur des mots, c’est la manière dont nous les habitons: le mot « monstre » et le mot « mort » nous emmènent là où nous ne voudrions pas aller. Les monstres sur les murs extérieurs et intérieurs de la basilique romane de Vézelay en Bourgogne sont des êtres imaginaires, aux têtes plus ou moins humaines ou bestiales. Ils sont là et ils sont aussi en nous, n’en ayons pas peur, ils doivent rester à leur place et jouer leur rôle.
Nous sommes tous invités à marcher sur les eaux, à ne pas douter, mais à y avancer, car si nous doutons, nous nous enfonçons ; c’est entre autres le chemin des artistes. Le cercle représente à la fois le vide et tout ce qu’il contient, sans limite ; comme l’eau, le symbole du cercle nous donne accès à ce qui nous échappe et cependant nous porte. Ainsi, nous y participons et cela nous élève.
Jean-Noël ANDRE
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