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La pierre, une base solide qui nous oriente

La pierre, une base solide qui nous oriente

Second acte d’une exploration de la symbolique de la pierre, par Christian Roy et Jean-Noël André, cet article traverse différentes époques et traditions, le monde de la bible de l’ancien ou du nouveau testament, mais aussi celui de la Kaaba musulmane ou celui des peuples amérindiens ou hindous. La pierre est dotée d’une temporalité dépaysante par rapport à l’échelle humaine. Apparemment immobile, la pierre ne cesse pourtant de bouger, à son propre rythme, géologique.

L’ÉCHELLE DE JACOB

Dans la Bible, il y a l’histoire de Jacob qui pose sa tête sur une pierre et fait un songe. Une échelle y relie le ciel et la terre, par laquelle les anges montent et descendent. En s’étant reposé sur quelque chose de solide, il va ressentir dans son corps et dans son âme tout le poids, donc l’importance de la symbolique de la pierre, ce qu’elle recèle de substantiel comme point d’appui de la verticalité. À son réveil, il se dit que ce lieu est saint, et qu’il faut ériger un mémorial de cette révélation de Dieu ; il a élevé une pierre, créé un pilier. C’est un exemple d’une tradition sémitique très répandue, le culte des pierres. Le divin n’est pas tant dans la pierre que le divin se découvre à l’occasion d’un rituel avec la pierre.

Le nom de l’endroit où Jacob a cette révélation est Béthel ( בֵּית־אֵל) en hébreu, ce qui veut dire « Maison de Dieu ». Dans les cultures sémitiques du Proche-Orient, c’est ainsi que l’on appelait les pierres sacrées, qui manifestaient le divin. Puis, du temps des Romains, le terme de bétyle en est venu à désigner surtout une pierre tenue pour sacrée, supposée être une météorite, donc venue directement du ciel.

le monolithe de 2001 odyssée de l’espace

LA PIERRE D’EN HAUT

Si le jaillissement des eaux du rocher dans l’épisode de l’Exode avec Moïse nous rappelle ce que la Genèse établit déjà : qu’il y a les eaux du haut et les eaux du bas, nous pourrions parler de même des pierres du haut et des pierres du bas. Il y a une certaine  analogie entre ces éléments si différents. On y touche à quelque chose qui est à la fois tangible et impalpable, fluide et stable.

Ce double aspect se fait jour dans différentes traditions. Au XIIIe siècle en Allemagne, le roman Parzival du troubadour Wolfram von Eschenbach est une version de la légende du Graal où, au lieu d’avoir une coupe au centre du temple, on y trouve une pierre, apportée sur la terre par un ange. Une transmission directe de quelque chose qui, dans un contexte cérémoniel, désigne sans doute des processus intérieurs faisant le lien entre le ciel et la terre. Vers la même époque en Provence et en Espagne, la Kabbale juive développe une conception assez voisine de la Shekinah (שכינה en hébreu , la Présence féminine) de Dieu dans le temple, elle-même identifiable avec la Sophia (Sagesse) dans la tradition hermétique, pour ne rien dire de la Shakti (Puissance féminine du divin) associée à la Kundalini dans la tradition hindoue.

Dans la tradition biblique, la Sagesse est représentée par le temple de Salomon, connu pour sa sagacité. Il y a une sorte de transposition sur la terre de cette qualité céleste de Présence efficace, secrète ou glorieuse.

Un modèle du temple de Salomon

La Shekina ou Sophia se distingue parfois entre celle d’en haut et celle d’en bas, cette dernière un peu égarée depuis la chute d’Adam, donnant lieu à un rapprochement avec la quête du Graal. En effet, on raconte parfois que le Graal serait la pierre précieuse (une émeraude) tombée du front (lieu du troisième œil de la conscience non-duelle primordiale) de Lucifer (l’archange initialement « porteur de lumière ») lors de sa chute, puisqu’il a fait le choix de ne plus être orienté vers le Créateur. Sa lumière s’est pour ainsi dire solidifiée en une pierre qui est tombée à pic, jusqu’à ce que des hommes soient appelés à la réorienter vers sa source divine afin de la faire rayonner sur terre.

LA KAABA

Parmi ces pierres tombées du ciel, l’exemple le plus classique est au centre des pratiques d’une grande religion, l’islam. Le sanctuaire de la présence divine y est symbolisé par une pierre noire provenant du sommet d’une montagne,  conservée dans une maison carrée : la Kaaba, qui était avant l’islam le panthéon des Mecquois, hébergeant toutes leurs idoles. Dans la tradition musulmane, cette pierre a un statut unique car elle aurait été donnée à Adam qui l’aurait placée dans une première Kaaba, détruite par le déluge, puis à Abraham qui voulut la reconstruire ; il lui manquait cependant une partie qui lui a été donnée par l’ange Gabriel, et qui en devint la pierre angulaire.

La Kaaba est pour certains mystiques la base d’un double escalier qui monte jusqu’à la terre céleste, à la manière de l’échelle de Jacob. Cet axe vertical est en quelque sorte le centre polaire du monde. Disposer de ce point fixe marqué par la pierre noire permet aux musulmans d’accéder au monde imaginal, en ce qu’il représente ici-bas la plénitude de la présence divine. Ce point d’orientation géographique par ailleurs arbitraire offre un ancrage psychophysique et spatio-temporel à la vie religieuse des fidèles. Les musulmans se tournent ainsi cinq fois par jours dans la direction de ce centre du monde. Toutes les mosquées comportent une niche, la qibla, qui indique la direction précise de la Pierre noire, représentation matérielle d’un point faisant signe vers l’Un inaccessible.

La kaabah, Mohamed 1315

L’ÉGLISE DE PIERRE

Dans la tradition chrétienne, lors de la construction d’une église, on s’attelle d’abord à l’édification d’un autel de pierre. Symboliquement, c’est la pierre rejetée des bâtisseurs ou tombée de la montagne qui devient la pierre d’angle à partir de laquelle on peut reconstituer un cosmos qui fonctionne sur une base intemporelle, car inscrit dans l’éternel. C’est pour cela que le Christ a donné le nouveau nom de Pierre au premier apôtre à le confesser comme Fils de Dieu, afin de poser sur cette première pierre l’édifice de son Église. L’analogie fonctionne en sens inverse pour l’édification d’une église, avec pour centre symbolique la relique enchâssée dans la pierre de l’autel, c’est-à-dire la présence physique d’un saint reconnu comme vivant déjà en Dieu, au-dessus de laquelle la Présence réelle dudit Dieu fait homme, est célébrée en l’eucharistie. La présence d’un être humain déjà déifié en Christ au centre de l’autel y pérennise ce lien vivant qu’il incarna entre le ciel et la terre. C’est à cette condition que l’église physique devient le lieu de l’Église spirituelle, l’église de pierres étant une forme de présence en Dieu, à Dieu. Si cela se reflète dans les récits du Graal, avec son temple secret et sa communauté d’élus, il est aussi possible d’y rattacher la notion kabbalistique de ecclesia, du peuple élu de Dieu comme son temple, l’idée d’être ensemble le lieu de cette Présence qui a un poids sur terre mais qui est la vie même du ciel.

La tradition chrétienne s’enracine dans l’incarnation. L’Éternel s’inscrit dans le temps mais n’appartient pas pour autant au temps. Une autre pierre biblique apparaît dans la vision de Daniel, qui rêve du colosse aux pieds d’argile abattu par une pierre venant des hauteurs, évoque une puissance qui paraît invulnérable, édifiée sur une base fragile de brique et non de pierre. Ce rêve annonçait l’effondrement du royaume de Babylone sous Nabuchodonosor II.

LA PIERRE,  : BASE SOLIDE, CLÉ DE VOÛTE ET POINT DE REPÈRE

Il faut donc pour conclure insister sur la notion de solide, car on tend souvent à percevoir le spirituel comme quelque chose d’éthéré, ce que la symbolique de la pierre viendrait démentir. Celle-ci n’est certes pas étrangère au bouddhisme tibétain en particulier, avec sa représentation de l’état d’éveil non-duel par le symbole du diamant-foudre (vajra), à la fois insaisissable et tranchant, impénétrable et transparent, immarcescible et fulgurant, tel un météore aux qualités célestes. C’est aussi l’idée biblique du roc sur lequel on peut s’appuyer et sur lequel on peut bâtir sa maison, à la différence du sable. Matthieu 16, 18 : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle ». Ainsi, le temple de Dieu est constitué d’êtres humains.

L’église de la sagrada familia à Barcelone

Mais l’être humain est aussi une figure que prend la pierre pour nous orienter sur terre, telle l’inukshuk (mot inuktitut pouvant se traduire par : « qui agit à titre d’humain »). Les Inuits érigent ces impressionnantes bornes de pierres dans les étendues arctiques. Même dans les régions les plus reculées, depuis la nuit des temps, la pierre levée est le point de repère privilégié du symbolisme universel.

La pierre est dotée d’une temporalité dépaysante par rapport à l’échelle humaine. Apparemment immobile, elle ne cesse pourtant de bouger, à son propre rythme, géologique. Cette pensée peut venir à l’esprit en contemplant certaines toiles d’Hubert Robert (1733-1808), le peintre des ruines. Il travaillait sur la thématique de l’impermanence, d’abord des constructions humaines, avec à l’arrière-plan de superbes montagnes, mais aussi de superbes nuages. Devant cette juxtaposition, on se prend à songer qu’il s’agit du même type de phénomène, les nuages étant comme des montagnes gazeuses, et les montagnes, telles des nuages lents et solides… Ce n’est qu’une question d’échelle et de rythme !

Sur le plan symbolique, dès qu’on a affaire à de la pierre, il est question de l’aspect immuable, intemporel du spirituel. Pour y avoir accès, on s’appuie sur des phénomènes durables à l’échelle humaine, sans pour autant les prendre au sens littéral de leur matérialité. Le composé humain est un microcosme aux correspondances macrocosmiques. Ainsi, dans la tradition soufie, notre corps est de la terre contenant une pierre du genre du lûz kabbalistique, qui a été déposée par le Créateur pour le destiner à la terre céleste. Dans l’être réalisé, c’est ce qu’il y a de plus bas et en même temps de plus stable. C’est comme l’arbre séfirotique de la Kabbale, où il existe une correspondance entre la Shekina ou Malkuth (« Royaume »), la dixième sephirah à la base du Pilier du Milieu, qui représente la terre, le monde physique, la corporalité, la matière, et à son sommet Ein Sof, dont le nom signifie « sans limite » : il est l’infini, l’inconnaissable. Tout est là, et tout est toujours là, l’infini inaccessible au cœur du fini le plus immédiat, solide et tendre à la fois, comme un germe de Vie.

Christian ROY

Historien de la culture (Ph.D. McGill 1993), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals : A Multicultural Encyclopedia (ABC-Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques et communications sur les courants intellectuels personnalistes et "non-conformistes" au XXe siècle, dont il est un spécialiste reconnu. Secrétaire général de l’Association internationale d’Études médico-psychologiques et religieuses (AIEMPR) de 2011 à 2016, il co-anime depuis 2007 avec le psychanalyste Karim Jbeili des ciné-séminaires et cours sur l’anthropologie historique de la postmodernité (voir calame.ca). D’abord collaborateur régulier du «magazine transculturel» Vice Versa (1983-1997, http://viceversaonline.ca/), il écrit maintenant pour le magazine Vie des Arts et d'autres revues d'art: Esse, Espace, Ciel variable, ETC, et contribue également au site TheSymbolicWorld.com. Il est membre de la coopérative d'habitation Cercle Carré pour artistes et travailleurs culturels dans le Vieux-Port de Montréal.

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