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Pour une pratique artisanale de l’architecture

Pour une pratique artisanale de l’architecture

Cet article est tiré du mémoire HMONP de Noémie Lefebvre, une architecte qui nous partage sa vision d’une architecture à échelle humaine. C’est le fruit de ses réflexions sur sa pratique au sein de l’ATAU (ATelier d’Architecture et d’Urbanisme). À travers son parcours et ses expériences, elle nous invite à redécouvrir les fondements d’un « métier artisanal d’architecte » qui place la relation humaine, la création et le savoir faire au cœur de sa démarche.

M’engager comme architecte met ma parole en gage, celle qui dit « je suis responsable, je cherche le beau, le bon, le vrai ». Le compromis ne sera qu’une option, l’acte plein est recherché avant tout. J’en fais la promesse.

J’envisage ce métier avec d’autres. En effet il est tellement vaste, complexe, délicat, il demande d’embrasser des domaines si variés, une connaissance technique très vaste, je crois que ce métier est un sport d’équipe. J’ai besoin de compagnons qui complètent mes compétences et que je complète.
Dans un monde où l’architecture se technologise et s’industrialise toujours davantage, où les contraintes normatives et économiques resserrent l’étau de la création, comment préserver une architecture à échelle humaine ? Comment maintenir l’essentiel de notre métier : collaborer, créer, bâtir ?

« L’artiste est celui qui réussi à dominer une tekhnè et parvient à l’utiliser pour atteindre son objectif, qui est l’art. » – Renzo Piano

Parcours personnel : aux sources d’une vocation

Mon histoire avec l’architecture commence avec mon grand-père paternel car il était architecte. J’ai peut-être hérité de quelque chose, mais ce qui m’a mené à l’architecture c’est le dessin.

Quand j’étais enfant, je suivais des cours de dessin à l’étage d’un vieux bâtiment des années 60 où le soleil du soir baignait de lumière les tables et les pinceaux. J’appris à trouver les justes proportions, les contrastes, à dessiner les ombres. Quand je scrutais, encore et sans me lasser, l’objet à interpréter, le temps s’arrêtait. Ascèse du regard, silence de l’étude, épreuve de la couleur. Ce qui reste également inscrit dans ma mémoire d’enfant c’est l’odeur de l’atelier. Elle me revient encore lorsque je taille mon crayon. Dessiner : cet exercice de la main qui ne m’a jamais quitté.

C’est lors de mon volontariat au Tchad que je fis l’expérience de l’étroite relation entre architecture et habitat. Je travaillais à la conception d’un bâtiment, annexe du centre où j’habitais, où je réfléchis à l’harmonie de l’habitat qui devait répondre aux contraintes du climat (très fortes chaleurs, très fortes pluies) donc à la fois thermiques mais aussi acoustiques (bruit de la pluie sur la tôle), des usages (terrasses, patios intérieurs) et de l’économie du projet. Je découvris là la plénitude du travail de création propre au métier d’architecte, la recherche de formes justes, d’espaces harmonieux, d’un climat clément à l’intérieur comme à l’extérieur, le tout dans une sobriété de moyens. L’architecture vernaculaire en somme.

Une dimension encore me manquait, celle de construire. Je rejoignais après mon diplôme une équipe de bâtisseurs avec qui je fis de la maçonnerie, de la couverture et de la menuiserie. L’expérience du poids de l’effort, du temps à passer, du geste qui vient, de l’ordonnancement silencieux de l’équipe, j’entrais dans l’épaisseur du travail de l’artisan et ses nécessités élémentaires. J’appris à reconnaître la qualité d’une tuile en la faisant sonner, à s’arrêter au bon geste pour faire un enduit, toutes les transformations nécessaires pour arriver à une planche. Cela m’a permis de dessiner avec une plus grande intelligence.

Collaborer, créer, bâtir : les trois piliers d’une architecture à échelle humaine

Je me suis questionnée sur ce qui sous-tend ma pratique architecturale. La recherche toujours plus grande d’une architecture à échelle humaine est autant l’origine que la conséquence de ma posture de travail. Je dirais que la manière artisanale caractérise ma démarche et dans ce sens participe d’une architecture à échelle humaine.

Collaborer

« Cette maison, cette église, cet hôtel de ville, construits et décorés grâce aux efforts harmonieux d’hommes libres, un individu seul, aussi doué soit-il, n’aurait pu en venir à bout. Aurait-il dessiné tout cela, et en outre serait-il un grand peintre, un grand sculpteur, et capable de concevoir admirablement ferronneries, mosaïques, tissus…, l’architecte (ou le conducteur de travaux) ne peut en assurer de surcroît l’exécution, et une partie de son génie suppose celui de l’immense équipe qui réalise l’ouvrage. » – William Morris

Le lien direct, sans intermédiaire, est très important, que ce soit avec les bureaux d’étude, les artisans, les fournisseurs, le maître d’ouvrage bien sûr, pour être ajusté aux particularités de la demande, aux spécificités, pour faciliter la communication et éviter les erreurs de transmissions, d’interprétations ; parce que la relation directe permet aussi d’ajuster la proposition grâce à la compétence de l’intervenant, pour poursuivre la conception avec lui ; pour permettre qu’il se passe autre chose que ce que j’avais prévu dans le travail, liens vers d’autres projets, d’autres personnes, collaborations.

Le travail d’architecte exige de savoir coopérer. Cela consiste à s’appuyer sur le savoir-faire de l’autre en exerçant son propre savoir-faire afin d’arriver à une œuvre commune. La responsabilité propre à chaque partie n’empêche aucunement cet esprit collaboratif. La coopération exige un engagement moral, accord basé sur la confiance et la parole donnée entre les parties.

Créer

« Je ne sépare la main ni du corps ni de l’esprit. Mais entre esprit et main les relations ne sont pas aussi simples que celles d’un chef obéi et d’un docile serviteur. L’esprit fait la main, la main fait l’esprit. Le geste qui crée exerce une action continue sur la vie intérieure. La main arrache le toucher à sa passivité réceptive, elle l’organise pour l’expérience et pour l’action. Elle apprend à l’homme à posséder l’étendue, le poids, la densité, le nombre. Créant un univers inédit, elle y laisse partout son empreinte. Elle se mesure avec la matière qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle transfigure. Éducatrice de l’homme, elle le multiplie dans l’espace et dans le temps. » – Henri Focillon

Il est très important de renouveler sa culture architecturale, de prendre le temps de nourrir ses connaissances techniques, juridiques, règlementaires, pour les actualiser mais également pour faire évoluer sa pratique, être innovant, pertinent. Il existe une multitude de formations, dont celles proposées par l’Ordre, de réelle qualité. Ce travail exigeant et nécessaire est un devoir lorsque l’on veut exercer ce métier.

L’architecte est un homme de l’art, il doit être à l’écoute des innovations et évolutions permanentes de la technique, faire preuve d’invention pour tirer partie des savoirs-faire, les encourager, et impulser un esprit de création pour que l’acte de bâtir soit emprunt de renouveau et de qualité.

Bâtir

« Les formes, les volumes, les poids, les résistances, les poussées, les flèches, l’équilibre, le mouvement, les lignes, les charges et les surcharges, l’humidité, la sécheresse, la chaleur et le froid, les sons, la lumière, l’ombre et la pénombre, les sens, la terre, l’eau et l’air, enfin tous les matériaux sont, tous et toutes, contenus dans la fonction souveraine, dans l’unique cerveau de l’homme ordinaire qui bâtit. Cet homme sera tout, argile et sable, pierre et bois, fer et bronze. Il s’intègrera, s’identifiera à tous les matériaux, à tous les éléments, à toutes les forces apparentes et internes. Ainsi il les portera, les évaluera, les auscultera, les verra avec son âme, comme s’il les tenait dans ses mains. » – Fernand Pouillon

La rencontre en amont avec les artisans est un temps de travail conséquent qui permet de choisir son équipe pour les deux ou trois années à venir. Il s’agit de faire alliance. Rencontrer les entreprises sur place, converser de choix de mise en œuvre, de détails techniques, les questionner sur leur pratique afin de sentir si l’on pourra travailler ensemble, dans le même esprit. S’appuyer sur leur savoir-faire local, leur ressenti sur telle autre entreprise également. Il faut de la reconnaissance et de la confiance.

« L’architecte, sans l’artisan et le maître d’ouvrage, n’est rien. C’est un trio ou la relation architecte/maître d’ouvrage est mise en avant. La question constructive est abordée d’un point de vue technique, ne prenant pas en compte les savoirs-faire. La relation architecte/artisan est tout aussi importante. Avec l’évolution des pratiques, les entreprises perdent des savoirs-faire traditionnels. Or les architectes, ont besoin de ces compétences et ont donc un rôle de pédagogie à jouer auprès des acteurs publics et privés pour expliquer notamment, que la culture du moins-disant va produire une perte de savoir-faire avec un risque accru de sinistres et de malfaçons. » – Frédéric MARTINET, architecte et Étienne CHAMINADE, gérant et maçon de l’entreprise SD Batgo.

Pour un « métier artisanal d’architecte »

Au terme de l’écriture de ce mémoire, je réalise que le métier d’architecte tel que je l’espère serait un « métier artisanal d’architecte ». Ce mot artisanal prolonge et densifie cette intention d’une architecture à échelle humaine. Ce savoir-faire artisanal, technique autant que manière d’être, récapitule la règle par laquelle j’entends exercer.


Artisanal car lorsque je rencontre un artisan pour lui demander tels travaux, je travaille avec lui la mise en œuvre, les moyens, l’esthétique, sans passer forcement par la rédaction d’un CCTP, c’est la discussion et les croquis qui permettent un accord jusqu’à la signature du devis.
Artisanal car pour le suivi de chantier, des fonds de plan recueillent maintes annotations complétées de croquis en perspective ; ces supports papier, transmis par mail, sont bien plus rapides à réaliser et précis que la reprise des plans autocad.
Artisanal pour le choix d’accompagner le projet d’hommes et de femmes qui désirent bâtir, habiter et créer un lieu dont ils sont à l’origine ; être au service de ces personnes est permis par un contrat mais beaucoup plus par une alliance.
Artisanal parce que j’accompagne le maître d’ouvrage à formuler un programme, j’en donne une forme et je l’harmonise à son économie, déployant des moyens inventifs comme le réemploi, les chantiers bénévoles, le mécénat en nature par des entreprises que j’ai sollicitées, grands groupes ou entreprises familiales.
Artisanal pour l’usage de techniques traditionnelles donnant au bâti du caractère et de la matière, osant chercher à la frange des DTU ce qui apportera sans technicité la même qualité.
Artisanal parce que ce métier passe par mes mains, ma sensibilité, mon crayon, ma présence physique ; parce que pour être architecte j’éprouve le besoin de chanter, de faire du jardin, de dessiner, de contempler. Être maître de l’œuvre nécessite pour moi de participer au Grand Œuvre à la manière des bâtisseurs de cathédrales.


M’engager dans ce métier, c’est m’engager dans la société qui est la nôtre, y œuvrer avec enthousiasme et lucidité. M’engager comme maître d’œuvre, c’est porter la valeur et veiller au respect de ce qu’est le métier d’architecte.

« À force de construire, je crois bien que je me construis moi-même » disait l’architecte Eupalinos, variante du célèbre « Connais-toi toi-même » de Saint Augustin. Eupalinos prenait soin de ses constructions exactement comme s’il s’agissait de son corps propre. En plus, il ne se contentait pas d’assurer la permanence des édifices – dont aujourd’hui encore, certains forcent notre admiration, il veillait, avec plus de soin encore, à l’élaboration des émotions et des vibrations de l’âme du futur contemplateur de son œuvre. » – Jean Greisch

Dans un monde où la rationalisation économique et technique tend à standardiser nos vies et nos espaces, revendiquer une architecture à échelle humaine est un acte de résistance et d’espérance. C’est affirmer que l’habitat, le lieu de vie ou de travail, reste avant tout l’écrin de nos existences et mérite d’être pensé, dessiné et construit avec cette conscience aiguë de sa mission première : servir l’humain dans sa singularité.

Toutes les illustrations sont de l’auteure.
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